Carles Valverde

CARLES VALVERDE. GÉOMÉTRIE DES SENS. 

La critique d’art contemporain espagnole Bea Espejo a repris l’affirmation péremptoire de l’artiste Susana Solano pour intituler son interview : « Le terme sculpture est caduc ». 

Cette assertion, qui semble aller à l’encontre de son oeuvre, est heureusement nuancée par l’artiste au cours de l’entretien : « le terme sculpture est caduc dans la mesure où il est fermé et concret. Mais plutôt que des limites de la sculpture, je parlerais des limites de la pensée1. » 

1 Bea Espejo. « Susana Solano : Escultura es una palabra caduca », El País, 19 juin 2019. 

2 Les phrases entre guillemets ou mises en exergue sans note de bas de page correspondent à l’échange que j’ai eu avec l’artiste le 2 juillet 2019. 

La rupture des limites de la sculpture, l’explosion de l’hermétisme de sa définition et l’ouverture à d’autres techniques, plus ou moins éclectiques, offrent un avenir à cette pratique artistique. 

Mais selon moi, une autre voie est également envisageable, celle de la continuité de ce langage plastique, qui depuis plus d’un siècle, s’éloigne de la statuaire classique, s’intéresse à l’exploration de la nature des matériaux qu’il utilise et, grâce à son autocritique, est parvenu à développer l’abstraction jusqu’à ses limites ultimes. Ce langage explore les différentes dimensions de la géométrie et intègre les innovations technologiques, sans pour autant altérer ses convictions originelles. 

Je pense que c’est cette deuxième voie que le sculpteur Carles Valverde poursuit avec honnêteté, simplicité et sobriété depuis plus de trente ans déjà. Comme il m’en faisait part lors de notre échange, il en est lui-même venu à s’interroger « sur le sens du métier de sculpteur aujourd’hui2 » – une question qui se trouve au coeur de sa dernière grande exposition à Lausanne (2016). 

L’odeur du fer, l’odeur du grand-père 

Né en 1965 à Terrassa (Barcelone) au sein d’une famille sans relation particulière avec l’art, Carles Valverde découvre très jeune ses facilités pour le dessin : « Je dessinais partout, dans mes cahiers, dans mes manuels scolaires, des magazines… » Il reconnaît n’avoir jamais été bon élève avant d’intégrer l’école d’arts appliqués de la Llotja à Barcelone (1982-1987), qui dispensait un enseignement bien moins conservateur que dans sa ville natale. Compte tenu de son habileté pour le modelage, il consacre ses années d’étude à la sculpture et obtient son diplôme vers l’âge de vingt ans. 2 

Le soin extrême que porte l’artiste à son travail est une des premières choses que le public remarque, une qualité reconnue par les différents critiques. Cette minutie est manifeste dès la conception des oeuvres souvent marquée par une grande simplicité, puis dans leur parfaite réalisation et leur finalisation. On retrouve ce soin à la fois dans les sculptures de différentes dimensions, dans les collages de ses débuts artistiques qu’il crée ou grave sur la presse, ainsi que lors de ses incursions dans la peinture, plutôt que dans le pictural et, enfin, dans son usage des nouvelles technologies informatiques. 

Selon l’artiste, l’application et la minutie qu’il porte à son travail manuel lui viennent de son grand-père, Heriberto Vásquez, propriétaire d’un atelier mécanique de précision où Carles passait ses après-midis après l’école. Il se souvient : 

Je récupérais des chutes de fer pour jouer. Mon grand-père me demandait : mais qu’est-ce que tu veux faire avec ça ? Il créait des prototypes très fins, très délicats. Depuis, l’odeur du fer est pour moi l’odeur de mon grand-père. Le dimanche, nous partions à vélo nous promener dans les champs… 

Aussi bien dans l’atelier mécanique du grand-père Heriberto que dans celui de l’artiste, on fabrique ; la compréhension du monde du travail industriel, quotidien, ou du travail artistique suit une méthode d’analyse et de recherche scientifique et rationnelle. En même temps, la voix du grand-père rappelle que le travail se fait avec une conscience de l’odeur de la matière et une conscience de l’histoire, notamment de l’histoire personnelle. 

Lorsque je lui demande quelles ont été et quelles sont ses principales références, il évoque avec une émotion particulière ses amis, celles et ceux avec qui il a partagé des expériences artistiques et pas seulement. Il mentionne tout d’abord Ramón Canet (Palma de Majorque, 1950), peintre, graveur et sculpteur aux côtés duquel il a réalisé une exposition en août 2012 dans la galerie Isabelle Getaz. Le dialogue entre les toiles expressionnistes et géométriques de Canet et les gravures et sculptures géométriques de Valverde amène Cristina Ros, en introduction à cette exposition, à affirmer que : 

Dans un monde où les distances s’amenuisent, dans un monde chaotique et indéfini, Ramon Canet et Carles Valverde sont intègres dans leur travail respectif de peintre et de sculpteur. Si Canet travaille également la sculpture, c’est en essence une sculpture de peintre. Et quand Valverde s’attelle aux deux dimensions, il continue de structurer l’espace, confrontant lignes et plans, contenant la couleur et la matière. 

Il évoque également Fernando Pagola (San Sebastián, 1961), diplômé et enseignant en architecture, qui se définit lui-même comme un « architecte qui peint ». Pagola déploie ses oeuvres sur de grands murs élevés spécialement pour sa peinture. Comme nous aurons l’occasion d’y revenir plus tard, ces deux artistes ont souvent collaboré lors de projets et d’expositions pour la même galerie ou la même institution. 

Dans ses influences de première importance, Valverde cite encore le sculpteur majorquin Joan Cortés (Pollença, Majorque, 1964) avec lequel il a réalisé sa première exposition, ainsi que l’artiste cubain Pablo Leonardo (La Havane, 1961), un confrère rencontré à La Llotja. 

S’ensuit une multitude de noms incontournables, avec en tête Josep María Subirats, vite tombé dans l’oubli, Julio González et son « dessin dans l’espace », toujours en vigueur, ou encore Gargallo, Calder, Chillida, Oteiza, Pablo Serrano, Martín Chirino, le Nord-Américain Tony Smith, les Brésiliens Lygia Clark et Iran do Espírito Santo, un artiste que je ne connaissais pas et qui partage avec Valverde le goût pour certains matériaux peu communs dans la sculpture, l’intérêt pour les formes extrêmement simples et la sobriété chromatique. Il mentionne encore Susana Solano, dont il admire le pouvoir de transformer un objet du quotidien en oeuvre d’art, ainsi que Ángel Bados, Txomin Badiola et d’autres sculpteurs basques, des artistes à géométrie variable, héritiers du mouvement néo-concret européen auquel Valverde a le sentiment d’appartenir. 

L’admiration que porte Carles Valverde au sculpteur britannique Antony Gormley (Londres, 1950), connu avant tout pour ses oeuvres figuratives qui mettent en avant le corps masculin, ainsi que pour ces pièces biomorphiques composées d’éléments géométriques est également significative. Gormley est par ailleurs l’auteur de pièces modulables singulières élaborées à l’aide de tiges ou de fils de fer qui combinent architecture et musique et permettent à l’artiste d’écouter le passage et le murmure du temps. Lors d’une intervention dans le cadre de la conférence TEDGlobal de 2012, Gormley expliquait qu’il se penchait sur « l’espace sculpté de l’intérieur et de l’extérieur », deux directions nullement étrangères au travail de Carles Valverde. 

Avant de nous pencher sur quelques oeuvres concrètes de Carles Valverde, arrêtons-nous sur une caractéristique de son travail qui s’est maintenue dans le temps : ses pièces ne portent jamais d’autres titres qu’une indication strictement descriptive de la nature du matériau utilisé ou du nombre d’éléments qui les composent. L’artiste le confirme dans l’un de ses premiers textes : « l’omission des titres dans les légendes est délibérée. En effet, je pense que 4 

chacun et chacune doit faire l’expérience de l’oeuvre à sa façon, sans directives. » Il lui arrive également de ne pas indiquer la date de réalisation, comme si la création était un flux continu, dans un même lieu, traversé par les événements qui se succèdent. L’ensemble de ses publications, institutionnelles ou privées, portent toutes le même titre : Carles Valverde. 

Une des plus anciennes interventions monumentales de Valverde dont j’ai connaissance est celle de 1996 réalisée en bottes paille, qui a eu lieu dans le cadre de l’exposition Écran Total à Nyon (en Suisse, pays dans lequel il a vécu de 1990 à 2005 et où il s’est réinstallé en 2013) et à laquelle vingt-huit artistes ont participé. Valverde exposait six éléments construit à l’aide de bottes de paille rectangulaires récupérées dans une ferme voisine. Le sol a été creusé pour former à l’horizon une ligne parfaitement nette et pure de six volumes croissants. 

Ma fascination pour cette oeuvre résulte probablement de deux éléments : tout d’abord, la curiosité, sans doute partagée par d’autres, de voir ces bottes de paille, cylindriques ou rectangulaires, habituelles dans des champs fauchés, transposées et conçues dans des espaces dont elles sont généralement étrangères comme une galerie d’art, une salle d’exposition ou dans le cadre tout aussi inhabituel choisi par le sculpteur : une pelouse à proximité d’une piscine ; ensuite, l’extrême simplicité et l’honnêteté du geste artistique, un geste basé uniquement sur la dimension, le volume et la coupe. 

Selon moi, cette oeuvre est plus proche d’une proposition conceptuelle que de l’idéologie minimaliste, bien que l’on perçoive ce mouvement dans le travail postérieur de Carles Valverde et que l’influence de Richard Serra soit visible dans ses oeuvres monumentales. 

Je vais me permettre ici certaines réflexions qui, selon moi, offrent un éclairage intéressant sur le travail de Valverde. 

À la rigueur formaliste sèche des néo-concrets européens, les artistes brésiliens répondent en 1959 par un manifeste : 

[…] l’art concret a atteint une étape de dangereuse exacerbation rationaliste. [Nous plaidons] en faveur d’un mouvement néo-concret, né d’un besoin d’exprimer la réalité complète de l’homme moderne à travers le langage structurel d’une nouvelle plastique. [Celui-ci] nie les positions scientistes et positivistes dans l’art et interroge l’expression en intégrant de nouvelles dimensions verbales, créées par l’art constructif non figuratif.4 

4 C’est nous qui soulignons. 5 

À l’orthodoxie constructive et au géométrisme dogmatique, ils répondent par la liberté de l’expérimentation et le retour à la subjectivité. 

Si l’art n’est pas une production industrielle, mais essentiellement un moyen d’expression, c’est parce que le savoir-faire artistique est ancré dans une expérience particulière du temps et de l’espace. À la critique selon laquelle l’empirisme et l’objectivité concrète atteindraient une limite, ainsi qu’à la soi-disant perte de la spécificité du travail artistique, le mouvement néo-concret répond en défendant le maintien de “l’aura” de l’oeuvre d’art et la récupération d’un certain humanisme5. 

5 nvstendenciasarte.blogspot.com  

6 Fietta Jarque, “Richard Serra”, Cómo piensan los artistas, Fondo de Cultura Económica, Pérou, 2015, p. 240, 241. 

Cet idéal, on le voit bien, se rapproche de celui de Carles Valverde. 

De manière parallèle mais en aucun cas comparable, il est intéressant de se pencher sur la façon dont Richard Serra appréhende le minimalisme. Le sculpteur revendique sa capacité de recherche expérimentale, mais aussi sa subjectivité et sa manière de s’inscrire dans la pensée humaniste. Les définitions de l’espace qu’il propose sont très proches des réflexions de Valverde. Selon Richard Serra : 

L’expérience n’est possible qu’à partir de la forme. Celle-ci se doit donc d’être parfaitement conçue. 

Le dessin est pour moi la manière dont le volume rompt le cours des choses. 

La sculpture consiste à accepter réellement qu’il soit possible d’inventer des formes, et je crois que Brancusi a su réduire la forme à une idée très simple6. 

Cela n’empêche pas Valverde d’exprimer sa distance par rapport au minimalisme ; il en aime l’esthétique, mais son point de départ est différent. 

Il y a des traces de moi, il y a des traces manuelles, il y a des accidents qui ne sont pas permis dans le minimalisme. Il y a un côté matériel qui me rapproche de Tàpies ou de Joan Hernández Pijuan, quelque chose de très espagnol. Le minimalisme entend une distance avec le vécu personnel, la passion et les sentiments. Je n’élabore jamais d’approche conceptuelle avant d’entreprendre une oeuvre, je peux avoir de nombreux stimuli intellectuels, mais ce que je fais est très simple : dans une oeuvre, j’essaie de synthétiser une sensation concrète ou une expérimentation singulière de l’espace. 6 

Dans ses premières publications, tout de moins de celles dont j’ai connaissance, Valverde n’a de cesse de répéter une devise comme préface ou postface à ses oeuvres : « l’art est un anti-destin », l’affirmation avec laquelle André Malraux conclut une des phrases de son essai Les voix du silence : 

Chacun des chefs-d’oeuvre est une purification du monde, mais leur leçon commune est celle de leur existence, et la victoire de chaque artiste sur sa servitude rejoint, dans un immense déploiement, celle de l’art sur le destin de l’humanité. L’art est un anti-destin. 

Ainsi, l’art est un anti-destin pour l’artiste, un mode de pensée, d’agir et de vivre en accord avec sa liberté d’exister et de sentir et, tout au bout, une énergie pour lutter contre la mort. 

Le principe de la retenue 

Si nous devions chercher une règle fondamentale qui régit le travail de Carles Valverde, nous la trouverions, selon moi, dans ce que je nommerais le « principe de la retenue ». Il faut le comprendre à la fois dans le sens de « se retenir », l’acte et le résultat de se retenir, de contenir le plaisir d’une idée, et dans celui de « retenir », d’abriter quelque chose en soi, cet élément physique qui maintient un corps dans ses limites. 

Ce principe de la retenue rejoint ce que Margit Rowell appelle « l’esthétique géométrique réductrice — qui nous fait remonter à Gauguin — et qui prédomine également à notre époque (dans le cubisme, le constructivisme et le minimalisme nord-américain) »7. 

7 Margit Rowell, “Una modernidad intemporal”, cat. De Varia Conmensuración. Jorge Oteiza, Susana Solano. Pavillon espagnol de la XLII Biennale de Venise, ministère des Affaires étrangères, ministère de la Culture, 1988, pag. 29. 

8 Simón Marchán, Del arte objetual al arte de Concepto 1960-1974, Alberto Corazón Editor, Madrid, 1972, p. 87. 

Sans être identique, ce principe correspond à « l’économie maximale de moyens », caractéristique de l’art néo-concret européen8. 

On retrouve cette retenue dans tous les actes créatifs de Valverde, mais je crois qu’il est particulièrement perceptible dans ses estampes — une technique qu’il a pratiquée tout au long de sa carrière et qui n’a pas connu de changement majeur au fil des années. 

Dans le texte le plus ancien consacré à l’oeuvre de Valverde que je connaisse, Marie-Fabienne Aymont résume avec une extraordinaire précision la double vocation de l’artiste, la sculpture et les oeuvres sur papier : 7 

Carles Valverde, graveur, demeure encore sculpteur. Enchâssées dans des cadres d’acier qui réfèrent au travail de sculpture, les gravures explorent d’autres formules géométriques sans encrage ni intervention de trace picturale. Carrés et rectangles naissent des passages sous la presse de plaques de métal dont il ne reste sur le papier que la forme gaufrée. Dans ces creux, des applications — papier coréen, papier japon, papier maculature —, superposées parfois, définissent des valeurs de beige, grège et gris très fin. Ou encore de minces feuilles de plomb mat, ou d’acier inoxydable qui reflètent un espace illusoire, donnent un nouveau corps au tirage. Le graveur emprunte ses matériaux au sculpteur. Gaufrages et applications, papier, métal, lignes nées des interstices se croisent, se traversent en des rythmes réguliers et construits9. 

9 Marie-Fabienne Aymont, sans titre, Carles Valverde, 1999. 

L’artiste a été formé en grande partie dans l’atelier du graveur et ciseleur Raymond Meyer (Lausanne, 1946). 

Ses premiers collages datent de 1998 et 1999 ; de petites dimensions, ils font interagir simultanément le plomb et le papier. Il utilise des plaques de plomb très fines et des feuilles de papier qui circoncissent des formes strictement orthogonales, dans lesquelles différentes parcelles et coupes composent une figure géométrique dotée d’un volume minimum. Certaines fois, il joue exclusivement avec des papiers de différentes textures qui forment un résultat final à la fois tactile et visuel. 

Avant la publication du catalogue de l’exposition de Lausanne en 2016, les parutions ne font plus état de collages. Les deux nouvelles séries exposées à la Fondation Metrópoli en 2019 présentent des collages encore plus aboutis, que je classerais en quatre séries, pour ne pas parler de catégories : 

 Les collages élaborés à partir de différents papiers, dont le papier de verre, rappellent et stimulent la dualité vue-toucher. L’artiste superpose des papiers coréens sur le papier de verre en utilisant directement la presse. 

 Les collages de plomb et de papier, présentant des tracés orthogonaux dans lesquels les accidents de la plaque de presse jouent un rôle fondamental. 

 Les collages élaborés uniquement avec du papier, différentes couches de blanc permettant de créer de la profondeur. Réalisés sous la presse modifiée, ces collages donnent l’impression d’avoir été faits expressément. 

 Enfin, une suite particulièrement réussie de collages de papier teint en rouge et de papier de verre. On y trouve un paradoxe : le dessin et le relief se confondent 

8 

et leur matérialité est volontairement neutre, sauf lorsque le rouge ardent devient une sorte d’avertissement de la jouissance de la passion. 

Ajoutons les xylographies réalisées avec des plaques d’aluminium ou du MDF, du bois aggloméré, élaborées dans l’atelier 6a Obra Gráfica à Palma de Majorque dont son ami Ramón Canet est l’un des membres fondateurs. 

Parmi les oeuvres actuellement exposées à la Fondación Metrópoli, en 2019, j’ai envie de m’arrêter, peut-être parce qu’elle me semble représentative de la conception de la notion de forme par Carles Valverde, sur une gravure de taille moyenne qui associe une même forme à une vue en miroir, inversée ; le résultat final peut être soit une simple forme plate, soit la vue frontale d’une sculpture, quelle que soit son échelle. 

Un jeu modulaire qui, selon l’artiste, « est très peu réfléchi » se crée en permanence. Un jeu qui me semble tout sauf systématique, mais qui ressemble plutôt à quelque chose de désordonné, de progressif. 

Carles Valverde considère l’oeuvre d’art comme un objet de connaissance — une position inhérente à la pensée géométrique et mathématique — et doit donc explorer sa méthodologie comme s’il s’agissait d’une science spéculative. Cette approche explique son obsession sans fin pour la combinaison des formes. 

Peindre autour du cadre 

Carles Valverde propose, à différents moments, d’autres recherches que les collages ; des oeuvres se rapprochant des peintures qu’il a présentées lors des expositions de 2005 et 2019 à la Fondación Metrópoli de Madrid (Espagne) et en 2009 à la galerie Isabelle Gétaz de Mont-sur-Rolle (Suisse). 

L’exposition de 2005 a lieu, selon les mots des responsables de la fondation, dans le cadre de « l’ouverture définitive de Cities Art au public », le principal programme de l’institution dont l’objectif premier, comme évoqué précédemment, est d’explorer « l’interaction de l’art avec l’environnement, la ville et ce qui s’y passe ». 

En 1999, l’artiste Fernando Pagola10 (San Sabastián, 1961) a conçu le logo de la fondation, qui a inspiré l’une des sculptures « articulables » de Carles Valverde. Celle-ci se compose de six parallélogrammes qui peuvent être assemblés d’une douzaine de façons au 

10 Son confrère et ami Fernando Pagola avait déjà été exposé dans ce lieu ; plus tard, c’est Esther Pizarro qui le sera. 9 

moins, formant notamment une sorte de pont ou de peigne qui rappelle à la fois l’architecture et le quotidien. Cette pièce a été utilisée comme trophée pour le prix Cities Awards for Excellence. 

Si l’exposition comprenait plusieurs sculptures, la plus grande partie était constituée par une douzaine de grandes pièces, composées de différents modules, que l’artiste a réalisées en collant du papier coloré sur des plaques de plomb. Je m’arrêterai sur quatre d’entre elles : 

 la première, Papier sur plomb, 3 modules, 185 x 92,5, 2004, mesure plus de cinq mètres de long et près d’un mètre de haut. Elle est constituée de trois modules en plomb de mêmes dimensions, sur lesquels le papier, d’une couleur terre rougeâtre rappelant légèrement le paysage, trace une division angulaire parfaite ; 

 la deuxième, MDP laqué, 10 modules, 150 x 160, 2005, est composée de dix modules de couleur rouge vif et jaune orangé qui forment un angle irrégulier et décalé sur les deux murs sur lesquels ils sont installés ; 

 la troisième, Plomb, 6 modules, 158 x 60, 2004, peut-être le résultat le plus éblouissant, immerge un blanc éclatant dans une bande horizontale centrale composée d’une demi-douzaine de modules de plomb extraordinairement opaque et dense ; 

 enfin, la quatrième, Papier sur plomb, 2 modules, 200 x 85, 2005, se compose de seulement deux modules qui forment deux bandes d’un vif grenat. D’une certaine façon, cette dernière oeuvre anticipe le travail qu’il présentera une décennie plus tard. 

Ce dernier point est particulièrement important, car il permet de comprendre la façon dont Carlos Verde appréhende son travail : l’inutilité de l’innovation permanente par rapport à l’approfondissement d’un seul aspect créatif et l’insistance et la persistance d’un même motif qui abolit le sens du temps. 

Lors de l’exposition de la galerie Isabelle Getaz, Valverde a inclus un nouvel ensemble de pièces modulables élaborées à partir de panneaux de plomb et de toiles peintes monochromes. Signalons quelques aspects importants : la retenue dans les couleurs utilisées, uniquement le rouge et le bleu ; la texture finale des toiles et du bois obtenu grâce à la superposition de couches de peinture. L’élaboration particulière de cette pièce présente également un caractère étrange : l’acrylique, composé de bleus et de noirs, offre à la fois une austérité géométrique et une densité picturale qui témoignent d’une gestualité aussi retenue qu’audacieuse. 10 

Deux nouvelles séries ont été ajoutées à la seconde exposition de la Fundación Metrópoli en 2019 et à celle de Lausanne en 2016. Elles viennent prolonger les dernières pièces décrites. Elles sont toutes les deux modulables et élaborées à partir de papier collé sur du bois ensuite peint et poncé. Selon la position des modules, un jeu s’établit avec le mur, une sorte de blanc sur blanc sculpté qui illustre l’éternel débat entre peintres et sculpteurs : « les peintres travaillent à l’intérieur du cadre, alors que nous, sculpteurs, le faisons autour du cadre. » 

D’autres oeuvres combinent panneaux de plomb et panneaux de papier ; étant donné que le plomb a une épaisseur d’un demi-millimètre, l’artiste applique une douzaine de couches de peinture blanche jusqu’à ce que la surface peinte et la plaque soient égalisées et lisses. 

Une pièce imposante se démarque de cet ensemble d’oeuvres : Papier et plomb, six éléments modulables, 2016. Selon sa disposition sur le mur, la ligne peut être verticale ou horizontale ; elle peut aussi former deux bandes horizontales, chacune composée de trois éléments. Elle peut être installée sur un mur ou prendre une forme angulaire en profitant des coins de la pièce. Dans tous les cas, l’oeuvre joue avec l’espace dans lequel elle s’installe, et où la combinaison des pièces module la perception de l’espace du spectateur. Cela répond à la recherche de modulation, aussi présente dans la sculpture que dans l’oeuvre que nous pourrions qualifier, même si elle ne l’est pas, de plate. 

Certains de ses derniers travaux font état de la polyvalence de sa réflexion. Il se penche sur des mécanismes qui touchent le fonctionnement de la vision et le comportement de la perception, deux directions de recherche en vigueur depuis plus d’un demi-siècle. 

En 2009, par exemple, il présente sa première « projection » au stand de la galerie Pelaires à la foire Artefiera-Art First de Bologne – une animation d’un dessin réalisé en 3d projeté sur une toile peinte permettant à l’image virtuelle et à l’image réelle de coïncider pendant un certain temps. 

Il a exposé une deuxième oeuvre à l’occasion de la foire internationale de l’art contemporain JustMad de 2012 avec la galeriste Eva Ruiz. L’exposition de Lausanne en 2014 lui donne l’occasion d’en proposer d’autres, dont une projection arrière visible des deux côtés aux couleurs très discrètes, avec une prédilection pour les bleus, les violets et les douces nuances de gris. 

En 2016, au Musée Arlaud, il propose une oeuvre assez étrange : il a d’abord réalisé une petite maquette en fil de fer qu’il a ensuite dessinée en 3d. À partir de ce dessin, il a pu obtenir une sculpture en acier inoxydable à côté de laquelle, dans un quatrième temps, il a projeté une animation de son dessin qui changeait d’apparence à chaque tour. 11 

Enfin, à la Fundación Metrópolis en 2019, il a présenté une oeuvre beaucoup plus riche d’un point de vue chromatique et dont l’histoire et l’élaboration méritent un commentaire plus détaillé. 

Cette oeuvre est née de sa participation, en 2019 également, à l’exposition commémorant le premier centenaire du Bauhaus. Cet événement a donné lieu à deux autres projets, l’un dans l’espace public, l’autre peint. 

La projection est une vidéo animée présentant une composition avec un point de fuite qui change de couleur grâce à de subtiles ou soudaines altérations, qui, à leur tour, suscitent de brusques ou subtils changements dans la perception de l’oeuvre par le public. Comme je l’ai évoqué, les couleurs sont beaucoup plus variées et contrastées, voire saturées, en comparaison aux tons doux qu’il utilise d’ordinaire. 

Les tableaux, qui se rapprochent plus de l’abstraction pure, sont là encore réalisés avec des plaques de plomb sur des fonds de couleurs neutres : bleus pâles, gris bleutés, verts doux et éteints ; ils représentent des perspectives qui, si elles ne sont pas impossibles, sont réalisées de telle sorte que le plan, selon la perspective du point de fuite, crée une illusion. Comme le dit Valverde : 

Si vous passez devant, comme il arrive avec certains portraits où le regard du personnage suit le spectateur, le point de fuite vous suit dans votre déambulation devant la toile peinte ou le bois. 

Les volumes jouent sur le plan, ils fuient, car ils proviennent d’une volumétrie travaillée sur celui-ci, un trompe-l’oeil de la toile. 

Pour finir, je reprendrais les mots de l’artiste concernant ces oeuvres : 

En me basant sur le travail du Bauhaus, j’ai construit une exposition dans l’espace public, en Suisse, au coeur de ce qu’on appelle la zone 30, parce que les voitures ne peuvent pas aller plus vite. Elle est composée de six vitrines avec des oeuvres de ce style, parfaites pour le passage lent des voitures et, donc, pour le regard de leurs occupants. 

Épris du vide 

J’emprunte le titre de ce chapitre à l’heureuse expression de Françoise Jaunin : 12 

Carles Valverde est un sculpteur épris du vide, un graveur qui n’entaille ni n’encre ses plaques, un peintre dont les tableaux ne se veulent que supports à projections. Un artiste à la fois classique et paradoxal11. 

11 Françoise Jaunin, « Carles Valverde : une ascèse lyrique », cat. Carles Valverde, Carles Valverde, 2016. 

12 Marie-Fabienne Aymont, op. cit., 1999. 

Je préciserais qu’à l’amour du vide vient s’ajouter une passion pour la surface et la ligne à travers lesquelles il étend et délimite les formes — une dimension particulièrement manifeste dans son travail de sculpteur. 

Cependant, les premières oeuvres que j’ai découvertes contredisent cette affirmation dans la mesure où elles s’appuient fondamentalement sur les volumes et les possibilités combinatoires des éléments qui les composent. 

Ainsi, toutes les doubles pages de la première monographie qui réunit ses oeuvres réalisées entre 1995 et 1998 représentent la même sculpture dans des configurations différentes. 

La plupart de ses pièces sont composées d’un ou de plusieurs éléments modulables. À partir d’une forme géométrique simple dont les éléments sont étroitement imbriqués, le spectateur visiteur est invité à les manipuler comme bon lui semble pour découvrir de nouvelles combinaisons donnant naissance à de nouvelles formes. 

Marie-Fabienne Aymont, déjà citée, écrit à juste titre dans son introduction : 

À première vue, rien ne vient contredire la rigueur des formes. On y souscrit pour la netteté de la vision et la beauté des surfaces. Mais en réalité, rien n’est plus variable que cette géométrie ; des petites pièces à l’échelle de la main, denses et massives, à leurs versions monumentales posées à même le sol, les sculptures n’ont qu’une apparence transitoire12. 

Étonnamment, si les sculptures de Valverde peuvent être éphémères, elles ne vieillissent jamais. 

L’une d’entre elles interpelle particulièrement ; intitulée 1996, 2 éléments, acier patiné, elle est composée de deux pièces formant des escaliers dont la jonction rappelle des tombes ou des panthéons anciens, qui, à leur tour, évoquent des cérémonies oubliées. Le lien avec l’architecture est encore plus notable dans une autre sculpture au titre identique et de plus grande taille. 

On est tout aussi surpris devant la richesse combinatoire de l’oeuvre postérieure intitulée 1997, 2 éléments, acier inoxydable sablé. Placés en miroir, les deux polyèdres ont la même 13 

forme et peuvent composer soit une figure régulière, soit une trentaine de possibilités irrégulières différentes. Bien des années plus tard, cette pièce donnera lieu à une autre sculpture, beaucoup plus grande, en mousse noire, exposée à plusieurs reprises, en 2019 Fundación Metrópoli en 2019 et en 2023 à la Fondation Valmont à Venise. 

La richesse et la diversité des propositions de Carles Valverde au cours de ces deux dernières décennies m’amènent à risquer une sorte de taxonomie de ses oeuvres, en différentiant celles que nous considérerons comme des sculptures et que nous aborderons dans un premier temps, et celles que l’artiste lui-même qualifie d’oeuvres monumentales et dont il sera question au chapitre suivant. 

Bon nombre des sculptures de Valverde sont ce que j’appellerais « positionnables », dans la mesure où elles peuvent être déposées, placées sur plusieurs côtés, surfaces ou lignes d’appui, que le sculpteur laisse parfois au choix du visiteur ou, le cas échéant, du propriétaire. Une même sculpture forme diverses sculptures possibles. 

Plusieurs pièces sont des corps géométriques évidés, le plus souvent des prismes et des octaèdres géométriques. La découpe ouverte dans le métal et l’ombre (ou la lumière absorbée par la masse) y jouent un rôle essentiel. La précision de la coupe, qu’elle soit latérale, frontale ou formant des angles spécifiques, exprime une exigence d’ordre. La variété des finitions — acier patiné, acier corten, fer patiné, acier inoxydable ciré — confère à chaque oeuvre une singularité par rapport à son implantation dans l’espace et à l’empreinte chromatique sur le mur. 

Il peut aussi s’agir de cubes, qui s’apparentent à des « tables » ; le poids de la surface plane horizontale et la rupture, provoquée par la découpe des « tables » et des surfaces verticales, accentuent leur poids, leur gravité, ainsi que le caractère éthéré de leur forme finale. 

Autour des années 2000, on observe dans l’oeuvre de Carles Valverde une évolution importante, sans pour autant que sa conception de la sculpture souffre de changements radicaux de paradigme. Toujours constitué d’un corps virtuel comprenant des surfaces verticales, parfois d’une finesse invraisemblable, et des plaques horizontales chaque fois plus puissantes, son travail est de plus en plus marqué par la vision intérieure/extérieure de la sculpture et son interpénétration avec l’espace environnant, qu’il soit naturel ou architectural. 

Pièce inquiétante, Acier patiné, 2009 a l’audace d’engloutir le corps de la sculpture au point d’en faire pratiquement une ligne brisée, tout en lui conférant un volume aussi compact qu’ouvert sur l’espace environnant. Une horizontale d’air. 

Ses multiples explorations des possibilités de la ligne dans l’espace ont pris, au cours des dix dernières années, une importance grandissante. Dans certaines oeuvres, la ligne est tracée directement sur le mur, incluant l’utilisation discrète de couleurs, notamment le rouge, et 14 

compose à la fois la silhouette et le volume dans le sens vertical et horizontal. Dans d’autres pièces de formats plus modestes, incluant parfois l’utilisation inattendue du socle, la primauté est donnée à l’idée même du dessin, tandis que la couleur est également intégrée. Enfin, on trouve des structures linéaires en métal, ou plus récemment en fibre de carbone, qui reposent directement sur le sol ou qui sont parfois suspendues ; la composition finale est, à mes yeux, marquée par la pureté et la légèreté. 

Mentionnons à cet égard l’intérêt particulier des innombrables maquettes que Valverde construit dans son atelier avec des tiges d’aluminium et d’acier, parallèlement à ses travaux en 3d où ils forment les esquisses de ses futures sculptures monumentales. Comme les autres sculptures décrites plus haut, elles sont très souvent « positionnables ». Je ne peux m’empêcher de les rapprocher d’une part des « aperspectives » de Jordi Teixidor dans les années 1970 ou des « figures impossibles » de José María Yturralde à la même époque et plus tard, et d’autre part de la persévérance de la recherche dans chaque ligne de travail qui caractérise le « Laboratoire de craies » de Jorge Oteiza. 

Le tracé de la figure, un dessin dans l’espace, est complété, comme un jeu offert au regard, par l’altération chromatique minimale d’une tige rouge qui ferme la forme tout en la renvoyant à une possibilité nouvelle. Comme l’affirment les critiques qui commentent son art, « il dessine dans l’air » (Nicolas Raboud13), et la galeriste francfortoise Kim Behm d’ajouter : 

13 Nicolas Rabaud, « L’allègement », cat. Carles Valverde, Carles Valverde, 2016. 

14 Kim Behm, « Variations sur un thème », cat. Carles Valverde, Carles Valverde, 2016. 

Les règles sont claires : un bout de fil de fer dont les extrémités se touchent. Une fois ce cadre posé, le jeu est lancé. Valverde courbe le fil de fer qui devient une ligne englobant et définissant l’espace. Le fil de fer devient dessin dans l’espace14. 

À l’opposé, les immenses pièces placées dans des espaces intérieurs, pour lesquelles le dessin, la perspective — testée plusieurs fois pour s’assurer qu’il n’y ait pas de positions semblables ni similaires —, la découpe et la perception générale constituent la pierre angulaire de son travail. Les grandes planches-surfaces de fer ou d’acier fonctionnent à la fois comme des toiles et des murs. 

L’une des plus spectaculaires est une grande sculpture modulable composée de huit éléments qu’il a installée en 2007 à la Galería dels Angels à Barcelone. Il s’agit d’une réplique de la salle en parallélépipèdes, si grands qu’ils l’occupent presque tout entière ; grâce aux mouvements de ses lignes, la sculpture rompt et brise la linéarité de la salle, modifiant 15 

complètement notre notion du lieu. À la brutalité de l’échelle s’ajoute la rudesse lisse de l’acier corten, qui non seulement « rompt », comme nous l’avons dit, l’espace de la pièce, mais crée, par son aspect minéral et « vieux », un contraste avec la blancheur des murs. 

La série de dessins préparatoires de la pièce, dont nous reproduisons une partie, est particulièrement intéressante. Réalisés en 3d, ils étudient à la fois l’échelle et les différentes possibilités d’assemblage des éléments. Tout en adoptant des principes architecturaux, Valverde propose des formes en apparence impossibles en raison de leur déséquilibre imminent ou de leur possibilité de mouvement. 

Ces dernières années sont apparues ce que le sculpteur appelle des « stèles »15, des pièces essentiellement caractérisées par leur verticalité et l’extrême simplicité de leurs éléments structurels. Ces sculptures, qu’il installe aussi bien dans des espaces intérieurs que dans la nature, entretiennent, selon moi, une relation étroite avec la démarche de certains normativistes espagnols des années 1970-198016, tels que Feliciano, Elena Asins, et plus particulièrement Joaquín Rubio Camin (Gijón, 1929-2007). Bien que moins connu aujourd’hui ou peu cité, Camin est l’un des meilleurs sculpteurs espagnols de son temps, qualifié par le journaliste et écrivain Gonzalo Cerezo Barredo de « sculpteur de l’air » : 

15 En espagnol, le mot estela recouvre trois acceptions aussi curieuses que significatives : 1) résidu laissé dans l’air par un corps en mouvement (trait de lumière) ; 2) vestige ou trace laissée par une chose ou un événement (sillage) ; 3) monument commémoratif, généralement en pierre, qui repose sur le sol et qui a la forme d’une pierre plate, d’un cippe ou d’une colonne (stèle). 

16 Valverde partage avec les normativistes Espagnols ce désir obsessionnel de résoudre la géométrie avec des éléments ou des objets qui acquièrent une signification symbolique. 

17 Gonzalo Cerezo Barredo, « Joaquín Rubio Camin, escultor del aire », La Nueva España, 7 avril 2008. 

Il y avait chez Joaquín cette identification mystérieuse que les véritables créateurs ressentent face aux caractéristiques propres de chaque matériau et qui finit par exiger, j’irais presque jusqu’à dire, par déterminer sa transformation finale spécifique en tant qu’oeuvre définitive. Ceci était déjà particulièrement notable lors de son exposition à Madrid en 1965, dans la salle de la Direction générale des Beaux-Arts, où il présentait ses premières oeuvres en fer. Ce qui m’a d’abord frappé en les contemplant, c’est qu’il utilisait, en forçant à peine leur nature, des profils industriels les plus ordinaires : équerres, tés, carrés… C’était comme si ces objets eux-mêmes préfiguraient la géométrie abstraite de leur volume ultime. La deuxième chose, et la plus importante, était que cette forme finale n’était pas définie par son volume extérieur. En effet, les oeuvres naissaient autour d’un vide extérieur qu’elles enveloppaient. Cet espace intérieur, cette béance formelle, imposait la proéminence de sa présence/absence sur l’ensemble singulier de chaque oeuvre17. 

Les immenses possibilités sculpturales qu’offrent des matériaux si étrangers à la sculpture traditionnelle, comme la mousse et la fibre de charbon, furent une découverte particulièrement 16 

fructueuse, que Valverde doit, selon l’anecdote, à l’observation minutieuse du carton d’emballage d’une souris d’ordinateur. 

La fibre de carbone lui a permis de créer des sculptures très légères et, par conséquent, de réaliser des pièces fondées sur un équilibre impossible, qui suscite l’instabilité perceptive du spectateur. 

Lors de l’exposition de Lausanne, il a fait dialoguer de façon harmonieuse et proportionnée ses assemblages modulables, comme Papier et plomb, six éléments modulables, 2016, la version angulaire qui profite des coins de la pièce que nous avons évoquée plus haut, et ses figures en fibre de carbone, qui reposent sur un équilibre en apparence instable. Une façon de parler en silence de deux mondes opaques et de leur mouvement statique vers la clarté. 

« Le sculpteur travaille avant tout avec des matériaux. Sa façon de se connecter à la société passe par ses matériaux. », explique Valverde. 

Le potentiel du matériau lui a permis de réaliser des sculptures de grandes dimensions. L’une de ses oeuvres les plus singulières se trouve sur la terrasse de la clinique Rotger, à Palma de Majorque ; sur le mur, deux angles plans forment deux corps volumétriques noirs. Le contraste entre le blanc immaculé et le noir reflète le regard sur le paysage urbain que l’on peut observer de cet endroit et sur l’enfermement des deux puissantes figures nocturnes. 

Javier González de Durana, auteur de plusieurs notes à la fin du catalogue publié par la Fundación Metrópoli en 2005, aborde une question a priori sensible : 

Valverde s’intéresse à la forme sculpturale, mais il n’est pas facile de qualifier son travail de formaliste. Non qu’il ne le soit pas — il l’est incontestablement —,le problème n’est pas là, mais plutôt dans le fait qu’en utilisant cet adjectif, on a l’impression d’écarter, de taire une dimension de son oeuvre plus pertinente que la forme elle-même, un résultat visuel plus important que la peau enveloppante que procure l’acier. […] Avec sa « construction » stricte et simple, Valverde crée l’espace, ordonne la lumière et régule le parcours du regard. […] Le diaphane est un objectif qui n’est pas perturbé par le fait que la compréhension de la sculpture constitue à première vue un défi. Le signe est clair ; néanmoins, sa signification est complexe. […] La sculpture articule l’espace en son sein et autour d’elle, le rendant fluide et enveloppant, presque une atmosphère de silence retentissant18. 

18 Javier González de Durana, « Carles Valverde: Planos de comprensión », cat. Carles Valverde, esculturas, Madrid, 2005. 17 

Comme nous le verrons dans les pages suivantes, tous ces aspects sont plus manifestes dans ses oeuvres monumentales installées dans l’espace public. 

L’artiste inclut dans le catalogue publié à l’occasion d’une exposition quelques brèves « Réflexions » sur son travail, dont je voudrais souligner le dernier paragraphe, qui prend ici une dimension de manifeste ou tout du moins de déclaration d’intentions : 

Créer en utilisant la géométrie comme prétexte pour sentir les matériaux, utiliser la liberté comme concept esthétique pour éviter la rhétorique et donner à l’oeuvre toute la force et la poésie de l’inexplicable : c’est cet effet catalyseur qui m’intéresse. Se placer devant un espace, commencer à y intervenir, c’est comme poser un problème de jeu d’échecs et inventer de nouvelles règles pour le résoudre19. 

19 Carles Valverde, « Reflexiones », cat. Carles Valverde, esculturas, Madrid, 2005. 

20 Fietta Jarque, op. cit. pag. 245 

Survivre dehors 

Les oeuvres que Carles Valverde qualifie lui-même de « monumentales » et qui pour la plupart se trouvent dans des lieux publics constituent l’un des aspects les plus fascinants de son travail. 

Lorsque Fietta Jarque, dans l’entretien cité plus haut, explique à Richard Serra qu’il « s’est soustrait aux musées (pas à tous) en se plaçant dehors », celui-ci répond en des termes qui me semblent applicables aux oeuvres monumentales de Carles Valverde : 

Dès que vous sortez, vous devez faire face aux comparaisons avec ce qu’il y a autour. Et ce que vous trouvez, c’est l’urbanisme, l’architecture, la métrique de la vie. Les musées protègent et préservent l’art. Ils le réduisent à la fonction de l’appréciation, de la contemplation. Mais ils l’enferment aussi dans des cages. Quand vous êtes dehors, personne ne se soucie trop de savoir qui est l’auteur, on se préoccupe plutôt de comparer avec ce qu’il y a autour, de voir s’il existe une relation qui peut être significative ou non. C’est plus difficile dehors, vous rencontrez une plus grande résistance. Tout ce qui se trouve dans un musée compte sur le fait que l’on accepte, du fait de sa présence, que c’est de l’art. Cela n’arrive pas dehors. Il doit trouver sa façon de survivre20. 18 

Valverde est allé dans le sens de cette capacité de survie dans sa conciliation en rien servile avec l’architecture, son fonctionnalisme jamais désavoué, son respect de la nature et sa conception humaniste de la mémoire. 

Comme nous l’avons fait précédemment, nous pouvons nous risquer à une sorte de taxonomie de ses diverses incursions dans l’art public. 

Nous qualifierions un certain nombre d’entre elles d’orthodoxes ou de canoniques, extérieures à l’architecture, dans le sens où, même si elles se déploient dans la même sphère, elles n’entretiennent pas de relation organique avec elle. Un exemple intéressant est la Sculpture à l’entrée des bâtiments administratifs du groupe LASEM SA, à Barcelone, réalisée en 2004, que nous pourrions classer dans la même catégorie des stèles. L’artiste la décrit comme : 

deux éléments verticaux [qui] se croisent et s’élancent vers le ciel comme pour symboliser le dynamisme du groupe d’entreprises […]. La pièce semble flotter sur le terrain en forte pente, ce qui lui donne une impression de légèreté malgré sa monumentalité21. 

21 Catalogue Carles Valverde, 2005. 

Les interventions de Valverde dans le cadre de projets architecturaux sont particulièrement réussies. Selon l’artiste, il s’agit là encore de résoudre un problème de jeu d’échecs dans lequel au moins trois acteurs sont à présent impliqués : le commanditaire, l’architecte et l’artiste. Le rôle de l’artiste est d’essayer de déceler ou d’imaginer ce que veulent les deux autres. 

Parmi ses réalisations les plus anciennes, mentionnons l’Aménagement de la cour d’un bâtiment locatif à Palma de Majorque, de 2003. L’oeuvre est le fruit d’une étroite collaboration avec l’un de ses amis les plus chers et les plus généreux, l’architecte Luís García-Ruiz, et son frère Jaume García-Ruiz. Ce projet incarne le paradigme de l’entente entre les acteurs et la façon dont le travail des architectes modifie l’idée de l’artiste et vice versa. Initialement prévue pour recouvrir le toit du parking souterrain, la pièce est devenue un ensemble complexe de 15 tonnes, qui non seulement répond à l’objectif initial, mais dissimule aussi l’évacuation de fumées et la ventilation du parking, tout en résolvant les problèmes liés à la circulation des habitants et la séparation entre espace urbain et espace privé. 

C’est un ruban d’acier qui fait office de palissade dans un premier temps pour ensuite épouser les volumes émergeant de la construction souterraine, recouverte de galets 19 

blancs. […] On apprécie davantage la solution d’en haut, en contre-plongée. C’est un mur-rideau de 12 mètres qui tourne et vient retrouver un autre mur en sens inverse. Les pans du mur, soudés ou non, créent un rythme qui permet de percevoir différemment les espaces qu’ils ouvrent ou qu’ils ferment22. 

22 Catalogue Carles Valverde, op. cit. 

23 Catalogue Carles Valverde, op. cit. 

La Sculpture en résine appartenant à une collection privée de Madrid date de la même année. Une autre plus tardive, de 2007, aux dimensions et la complexité structurelle plus importantes, se trouve dans une collection à Palma de Majorque. 

Dans les deux cas, Valverde renonce à la structure du pilier et du linteau, brise, sans la rompre, l’anatomie de l’architecture et place une oeuvre purement abstraite au coeur de la vie quotidienne. 

Il écrit à propos de Sculpture en résine : 

L’architecte Ignacio Vicens m’a proposé de réaliser une sculpture pour l’imposant hall d’entrée de 7 mètres de haut d’une villa moderne. J’ai choisi de la suspendre au-dessus de l’entrée ; on n’en aperçoit qu’une partie en franchissant le seuil, l’oeuvre ne se dévoilant au regard que depuis l’intérieur. Elle apparaît enfin dans son intégrité lorsqu’elle se trouve à la hauteur des yeux, depuis les escaliers et la passerelle menant à l’étage. Afin de pouvoir être suspendue, cette pièce devait être réalisée dans un matériau léger [résine de cellulose laquée]. Elle est peinte d’une couleur vive [orange] pour bien marquer sa présence géométrique dans un volume déjà très « sculptural ». L’ensemble architecture/sculpture est d’une grande force23. 

Commandée par l’étude d’architecture, la sculpture de Majorque est également en résine de cellulose laquée, cette fois peinte en rouge profond. Elle est encastrée au-dessus d’un escalier et offre deux vues très différentes selon que l’on monte ou descende les marches. Valverde explique à son sujet : 

J’ai axé ma démarche sur un mouvement, un rythme, un mouvement dans un travail en volume. Un élément très gestuel, qui permet une fluidité de la forme. Elle peut en principe se décomposer en une partie rythmique et une partie expressionniste, qui se traduit par une forme statique. Elle suscite une sensation physique immédiate. 20 

Son projet pour une maison privée à Majorque, réalisé en 2007, révèle une façon radicalement différente de travailler en lien avec l’architecture. Ici, les corps géométriques articulés, évidés, confrontés, voire opposés les uns aux autres, s’harmonisent avec la rationalité de la construction, tout en débattant sa finalité – tel est le privilège de l’art. Carles Valverde a une capacité inouïe à insérer la sculpture dans les espaces vides de l’architecture et à faire en sorte qu’elle les occupe vraiment. Notons que la pièce se marie à merveille avec le violet vif du bougainvillier. En un mot, il s’agit d’une oeuvre qui s’intègre parfaitement. 

Les Cinq stèles lumineuses, EPFL qui se dressent devant le bâtiment des communications de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (2004) sont sans doute la meilleure illustration du fonctionnalisme et de la capacité d’adaptation de l’artiste. Elles incarnent l’adéquation parfaite entre une proposition artistique et une utilité publique. Valverde explique son projet : 

L’un des architectes de l’atelier Luscher connaissait mon travail. Il m’a proposé de réaliser des pièces pour séparer la Place de l’université de la zone de stockage du matériel de l’institution. J’ai fait une première esquisse – des dessins de colonnes qui formaient une sorte de portique. À cette époque, je commençais à utiliser des logiciels de dessins en 3d. Nous avons fait des essais avec trois, quatre ou cinq colonnes, et nous pouvions « visualiser » le possible résultat final dans différentes dimensions. L’oeuvre a pris de l’importance et nous avons décidé qu’elle serait constituée de cinq pièces de six mètres de haut. Le fait qu’elles soient aussi devenues des lampadaires était une question économique, tout en s’avérant une excellente idée. […]. Ces cinq stèles forment un ensemble qui délimite et indique la nouvelle entrée ouest du campus de l’EPFL. Ainsi, de jour comme de nuit, la lumière des projecteurs crée une autre spatialité. Toutes les stèles sont différentes : celles du milieu sont plus « ouvertes » sur le bâtiment, tandis que celles situées à chaque extrémité sont plus « fermées ».24 

24 Catalogue Carles Valverde, op. cit. 

Au moment de concevoir sa sculpture pour l’installer dans l’espace naturel, Valverde maintient ses principales lignes de travail, telles que la primauté des verticales et des horizontales, la rotondité de leur présence et l’utilisation de matériaux légers qui leur donnent des équilibres, qui, comme nous l’avons déjà évoqué, sont impossibles. Mais on observe aussi d’inévitables changements, les plus radicaux découlant de sa conception du paysage, que nous allons à présent examiner. Les nouveautés formelles sont liées à l’importance croissante des 21 

coupes et des angles, mais aussi de l’agencement, lorsque deux éléments sont liés, offrant des vues inédites de ce qui les entoure, voire un nouvel « endroit » à l’endroit où ils ont été placés. 

Au-delà du paysage, la nature apparaît comme une exigence éthique. La sculpture est conçue pour durer éternellement et dans l’espace naturel, la durabilité a son importance… Disons que l’idée écologique passe par l’adoption de ma part des principes de durabilité, tels que le travail avec des artisans locaux, l’utilisation de matériaux existant sur place, etc. La nature est aussi est un espace, certes moins structuré que l’espace architectural, mais le paysage est infiniment reconnaissant, on peut y mettre n’importe quoi et ça fonctionne. Comme le dit Le Corbusier, respecter la nature, c’est la mettre en valeur, construire un mur percé d’une fenêtre pour encadrer une partie du paysage et pas une autre. C’est donc moins une phrase qu’un accent que je mets sur un aspect qui peut être intéressant à faire ressortir. 

Nous reproduisons ici des photographies de deux sculptures en équilibre improbable érigées à Palma de Majorque en 2019. 

Au fil de ce très long parcours, le lectorat se sera aperçu qu’à l’exception de l’une des premières oeuvres, j’ai très peu évoqué les symboles ou les allusions dans les oeuvres éloignées de la géométrie des sens, qui forme le titre du présent essai. Il s’agit d’une volonté délibérée de l’artiste, qui, nous l’avons vu, se soustrait à donner un titre à ses oeuvres. Mentionnons toutefois une pièce qui, sans que Valverde soit revenu sur aucun de ses principes, est un symbole absolu, qui plus est un symbole émouvant et profond. Il s’agit du Monument à la mémoire, inauguré sur la place Lluís Companys à Terrassa, le 15 octobre 2006. 

L’artiste me raconte: 

La sculpture mesure 11 mètres de haut, et sa forme est extrêmement simple, elle est constituée d’une partie très ramassée, dans laquelle on peut entrer et d’où la seule chose que l’on voit à travers l’espace ouvert entre ses parois est le ciel vide. 

C’est une sculpture dans laquelle on peut se retirer. Il faut avoir envie de s’y glisser. À l’extérieur, c’est une déclaration, une stèle de 11 mètres, semblable à une colonne. C’est un hommage non pas tant à la figure politique de Companys qu’aux victimes de la dictature de Franco. Si une figure politique importante est mentionnée, la sculpture fait référence à ceux qui ont été assassinés, et surtout à ceux qui sont encore enterrés dans les caniveaux. C’est un monument à la Mémoire. La Mémoire est plus importante que la vengeance et permet de se souvenir pour ne pas retomber dans les mêmes erreurs. 22 

Je n’ai jamais pu entrer physiquement dans la sculpture, mais la possibilité de se recueillir dans un espace aveugle présentant une seule ouverture sur la lumière, qui non seulement est inatteignable mais nous renvoie uniquement la luminosité indifférente du jour, me rappelle la Tour de l’Holocauste, de Daniel Liberkind au Musée juif de Berlin, en 1999. De la même façon que dans cette oeuvre, l’angoisse des prisonniers des camps devient physique, dans celle de Carles Valverde, la solitude ininterrompue des éternels absents prend corps. 

Mariano Navarro 

Août 2019 

©2019 - Carles Valverde - website by kryzalid.com

Newsletter

Privacy Settings
We use cookies to enhance your experience while using our website. If you are using our Services via a browser you can restrict, block or remove cookies through your web browser settings. We also use content and scripts from third parties that may use tracking technologies. You can selectively provide your consent below to allow such third party embeds. For complete information about the cookies we use, data we collect and how we process them, please check our Privacy Policy
Youtube
Consent to display content from - Youtube
Vimeo
Consent to display content from - Vimeo
Google Maps
Consent to display content from - Google